Le texte ci-dessous du Pr. Henri BROCH est la préface de l’ouvrage « L’esprit critique pour les nuls » de Thomas C. DURAND, collection Pour les Nuls, éditions First 2023. Préface reproduite ici avec l’aimable autorisation de l’éditeur.
Il est temps de s’y mettre…
Au risque de passer pour le vieux papy que je suis maintenant, j’ai le souvenir des Assises de la Recherche qui, il y plus de 40 ans[1], avaient permis de préparer le Colloque National de la Recherche et de la Technologie de janvier 1982 et de commencer à poser la question – même si faire accepter cette problématique aux collègues universitaires ne coulait pas vraiment de source à l’époque – de la diffusion de l’esprit critique[2] qui se heurtait déjà à quelques difficultés à une époque où le paranormal « envahisseur » pouvait trouver quelques recoins[3] dans l’enseignement à tous les niveaux, du primaire à l’université.
C’est ainsi qu’une enquête que j’avais menée sur le crédit qu’accordaient les étudiants de Deug A1, B1 et A2[4] de la Faculté des Sciences de Nice à la psychokinèse[5] et à la dilatation relativiste du temp avait fait émerger le constat choquant de l’influence grandissante des idées « parapsychologiques » chez les étudiants en matières scientifiques, influence se traduisant directement dans leur comportement par rapport au domaine enseigné, ici la physique. Et c’est ce constat qui m’avait confirmé la nécessité de faire quelque chose, d’où l’introduction d’un enseignement de la zététique dans mes cours.
Comme l’ont montré ensuite des enquêtes d’envergure nationale effectuées par des gens de métier[6], ce constat n’était pas un exemple isolé possiblement dû à un contexte local ou une formulation ambiguë des questions ; les résultats chiffrés étaient… statistiquement significatifs.
J’ai également un tendre souvenir d’un de mes tout premiers cours de zététique dans lequel je commençais en projetant une diapositive (eh oui, c’était il y a maintenant fort longtemps et la vidéoprojection n’existait pas encore dans nos belles universités) d’un petit groupe de personnes réunies autour d’un guéridon sur lequel elles plaçaient leurs mains pour participer à une séance spirite et poser ainsi la classique question « Esprit es-tu là ? »… Guéridon avec un pied levé pour taper un ou plusieurs coups, incitant à découvrir la suite de cette séance…
A la fin du cours, dans une nouvelle diapositive le guéridon était toujours présent et les étudiants découvraient alors un simple petit adjectif qui venait largement et sérieusement perturber les spirites, toujours assis en cercle autour de cette petite table parfaitement à plat et tristement immobile, en s’insinuant directement dans leur questionnement. Questionnement qui devenait alors : « Esprit – critique – es-tu là ? ».
Bien sûr, dès cette époque, l’intérêt et l’utilité publique d’agir pour la diffusion la plus large possible de l’esprit critique ont été soulevés et c’est ainsi que les Facettes et les Effets de ce que j’appelle l’Art du Doute ont été regroupés, mis en forme et explicités afin que le public puisse s’en emparer[7] pour pouvoir les utiliser en situation concrète. Car n’oublions pas ce que l’oubli ou l’étroitesse de leur diffusion impliquerait pour notre société elle-même, conséquence bien exprimée par le questionnement dont mon ami Jacques Poustis rappelait souvent la nécessité : que vaut une démocratie sans formation des citoyens à l’esprit critique ?…
Nécessité parce que, comme je l’ai déjà souvent écrit ou déclaré, attitude scientifique et comportement civique nécessitent en fait le même terreau mental-moral spécifique pour leur développement et qu’une société véritablement démocratique présuppose donc nécessairement des citoyens aptes à la réflexion, dotés d’esprit critique. Informer un public jeune seulement de faits bruts ou « répandre » un ensemble de connaissances ne suffit pas et pourrait même aller à l’encontre du but recherché qui est le développement chez l’individu d’une intelligence critique. Et avec Condorcet (en substance), redisons-le : il n’y a pas de démocratie du pouvoir, sans démocratie du savoir.
Les années – les… décennies – ont passé et le problème pourtant posé clairement n’a pas pu être entièrement résolu[8]. On pourrait presque dire que c’est l’inverse qui s’est passé.
En décembre 2001 l’Eurobaromètre de la Commission européenne portant sur l’ensemble des États de l’Union nous fait découvrir que… 26% des Européens pensent que le Soleil tourne autour de la Terre !
C’est-à-dire que, près de cinq siècles après Copernic, un Européen sur quatre croit être dans un système géocentrique…
La souhaitable acculturation scientifique ne s’est manifestement pas vraiment établie dans nos diverses sociétés et c’est plutôt une inculture scientifique qui semble dominer. Même si, bien sûr, irrationalisme et rationalisme peuvent parfois curieusement cohabiter chez un même individu…
L’inculture scientifique est donc toujours forte en ce début de XXIème siècle. Les causes et explications sont bien sûr multifactorielles et – peut-être – assez bien connues et ce n’est pas la place ici d’en parler. Je dirai simplement que cela ne va peut-être pas s’améliorer en France avec les nouvelles générations qui arrivent si l’on en juge par leur formation CM2 en « Education scientifique, mathématiques »[9] puisque l’on apprend en 2019 que leur score moyen de calcul en fin d’année scolaire, détaillé dans une note d’information ministérielle[10], est passé en 30 ans de 250 à… 176 ! Cette baisse incroyable s’observant quelle que soit la catégorie socio-professionnelle du chef de famille.
Pour être très clair, je rappelle que Stanislas Dehaene, directeur du Conseil Scientifique de l’Education Nationale, résume ainsi la situation : « Les meilleurs élèves d’aujourd’hui sont au niveau des pires d’hier » [souligné par moi, HB].
Et à « l’heure » – l’année 2019-2020 – où une université[11] supprime l’enseignement de la zététique (incroyable mais vrai, il s’agit de l’université… dans laquelle cet enseignement a justement été créé !), on est en droit de se poser également des questions sur les curieux sinon aberrants choix de certains dirigeants de notre système éducatif manifestement ainsi peu au fait – sauf à supposer une intentionnalité marchande à laquelle je me refuse pour l’instant à accorder crédit – des données réelles sur cette inculture scientifique en France.
En 2021, la publication d’une enquête sur l’opinion publique envers la science[12] montre par exemple que les croyances dans les pseudo-sciences sont toujours assez fortes en France, même si l’on peut observer quelques modifications des sujets « à la mode », avec par exemple une baisse des croyances dans quelques thèmes du paranormal concomitamment avec une augmentation dans les croyances aux médecines parallèles.
En ce début 2023, certains peuvent découvrir (pour ceux qui vivaient peut-être dans une brousse lointaine ou dans une université proche) et d’autres ont confirmation (sans s’emballer pour autant sur les valeurs chiffrées obtenues qu’il faut parfois relativiser) du désastre culturel ambiant mis en relief par quelques nouvelles données publiées[13] et concernant les jeunes âgés de 18 à 24 ans qui seraient par exemple 19% à penser que les pyramides égyptiennes ont été bâties par des extraterrestres et 27% d’accord avec l’affirmation suivante « Les êtres humains ne sont pas le fruit d’une longue évolution d’autres espèces comme les singes mais ont été créés par une force spirituelle (ex : Dieu) ». Je ne voudrais pas trop enfoncer le couteau dans la plaie mais ils sont également 13% à croire aux pouvoirs des marabouts et 49% à estimer que… « l’astrologie est une science ».
La perte de confiance dans la science (que la crise covid avec, entre autres, le lamentable spectacle médiatique de certains « scientifiques » n’a certes pas aidé à combattre) que l’on peut ainsi mesurer dans différentes enquêtes est un sujet sociétal dont nos élus et responsables nationaux devraient mesurer plus sérieusement l’importance.
Une raison pour laquelle j’essaie d’attirer également l’attention sur la nécessaire diffusion de l’esprit critique est que nous vivons depuis quelque temps une phase de modification des processus d’acquisition des connaissances avec une information caractérisée par une enflure du visuel instantané et de la sensation immédiate au détriment quasi total de l’écrit et de l’analyse étayée que ce dernier permet. Et cette substitution du couple « Ecrit + Analyse étayée » par le couple « Visuel + Sensation immédiate » conduit in fine à un perfide remplacement de la raison par la sensation.
Le développement des réseaux avec « l’explosion » depuis la création en 2005 de YouTube et son réseau tentaculaire a également bien montré que ce que l’on pourrait appeler, si l’on veut demeurer poli et sympathique, les « fantaisies » paranormales ou complotistes – pensons simplement par exemple au cirque médiatique auquel nous avons assisté avec la pandémie covid – se répandent sans problème et sans aucun frein alors que les démystifications et démythifications sont beaucoup plus difficiles à diffuser vers le plus large public. Car même si les vidéos de Thomas Durand et autres zététiciens/sceptiques ont une belle et large diffusion, l’exposition sélective fait que, souvent, ne sont touchés majoritairement que des personnes que l’on pourrait qualifier de déjà relativement bien informées. Et c’est d’ailleurs l’un des intérêts du présent livre que de permettre à Thomas, son auteur, de mettre en quelque sorte noir sur blanc et d’ordonner-segmenter ce dont il parle dans de nombreuses vidéos.
Concernant la diffusion de l’esprit critique, rien ne vaut à mon avis l’expérience concrète, que ce soit la confrontation des idées lors de débats[14] en direct et « sur le tas » ou la confrontation avec les résultats d’une expérience que nous avons réellement et « physiquement » réalisée[15]. Et cela ne doit en rien faire que nous soyons obligés – ou que nous pensions être obligés – de donner nécessairement une réponse aux questionnements que l’on nous adresse ou à nos propres interrogations. La suspension du jugement est aussi une possibilité de réponse – oui, de réponse – et j’aime répéter qu’à mon avis le point d’interrogation n’est pas une marque d’ignorance mais bien plutôt une marque de sagesse.
Ce qui importe c’est le constat objectif, la connaissance de l’état antérieur et de l’état actuel des lieux même s’il est particulièrement triste, et ce qu’il implique c’est-à-dire la nécessité encore plus forte d’une large diffusion de l’esprit critique[16]. Mais attention, l’objectif ne doit surtout pas être de se lancer dans ce que certains pourraient envisager comme une « évangélisation scientifique des peuples » et/ou d’asséner des « vérités » toutes faites (qui n’en sont pas en réalité !) mais, par une idée et une démarche de partage, de faire découvrir le modus operandi de cette méthode, un peu à l’image de ce qu’expose Thomas Durand dans le présent ouvrage.
Je pense qu’il faut en fait se donner les moyens de penser par soi-même. Bien sûr à la lumière des informations mises à disposition mais en travaillant également notre capacité à rechercher les informations qui feraient défaut dans celles fournies. Ce processus dynamique nécessite l’évitement de tout repli sur soi et, en conséquence, d’être capable de partager avec les autres et d’être un individu pensant et non un mouton subissant.
Et je rappelle ici, pour l’avoir déjà souvent expliqué, que notre capacité à penser n’est pas la quantité de connaissances engrangées ou le nombre d’années passées à user son fonds de pantalon sur les bancs de l’école, du lycée ou de l’université. Cette capacité a en fait peu à voir – si peu quelquefois ! – avec les diplômes de faculté…
Zététiquement vôtre,
Pr. Henri BROCH
Physicien, Docteur ès Sciences
Fondateur de l’enseignement de zététique
[1] C’était effectivement en… 1981. Et l’on n’a malheureusement rien vu de vraiment équivalent depuis.
[2] Henri Broch, David Cotto, « Développer l’esprit critique », Question d’avenir, Recherche et Technologie en Provence Alpes Côte d’Azur. Textes des Assises Régionales (Assises Nationales de la Recherche), 1981, p. 60-61.
[3] Henri Broch, « Une épée de Damoclès sur l’Education, la Science et la Culture », European Journal of Science Education, 1985, vol. 7, N° 4, p. 353-360.
[4] Dénominations en 1982-83 de composantes du premier cycle d’études universitaires scientifiques.
[5] La fameuse torsion des métaux par le seul pouvoir de l’esprit.
[6] Daniel Boy, Guy Michelat : « Croyances aux parasciences ; dimensions sociales et culturelles« , Revue Française de Sociologie, XXVII, avril-juin 1986, p. 175-204.
[7] Henri Broch, « Le Paranormal. Ses documents, ses hommes, ses méthodes », éd. Seuil, collection Science Ouverte 1985 (puis en poche, collection Points Science 1989…2007).
[8] Exemple de diffusion de l’information dans le milieu enseignant : Henri Broch, « La zététique à l’Université. S’intéresser au déraisonnable… pour enseigner l’esprit critique », Cahiers du CRAP (Cercle de Recherche et d’Action Pédagogiques) N° 386, septembre 2000, p. 57-59 ou, idem, « Les phénomènes ‘paranormaux’ et l’enseignement de l’esprit critique », bulletin de l’APISP (Association des Professeurs d’Initiation aux Sciences Physiques) N°151, juin 2002, p. 43-63.
[9] C’est-à-dire mathématiques + sciences expérimentales + technologie, soit environ 8h/semaine, pourtant le plus gros quota d’heures pour les élèves.
[10] Mars 2019. DEPP, Direction de l’Evaluation, de la Prospective et de la Performance du Ministère de l’Education Nationale et de la Jeunesse. Note d’Information N°19.08. Score obtenu dans l’enquête sur le calcul en fin de CM2 basée sur 35 items portant sur les quatre opérations de base, trois problèmes de proportionnalité et un problème avec calculs sur des durées.
[11] Université Côte d’Azur (son nom actuel).
[12] Martin W. Bauer, Michel Dubois, Pauline Hervois, « Les Français et la science 2021 : représentations sociales de la science 1972-2020 », sondage national, Université de Lorraine (Science & You 2021). Cette enquête française est la dernière en date de ce qui constitue actuellement peut-être la plus longue série ininterrompue de données au monde sur une opinion publique vis-à-vis de la science, même si des variations dans les questions posées et dans le type d’enquête (la dernière a été menée sur Internet alors que les précédentes, par la SOFRES, étaient en face-à-face au domicile de l’enquêté) ne permettent pas une comparaison stricte concernant les évolutions possibles sur une thématique donnée.
[13] « Enquête sur la mésinformation des jeunes et leur rapport à la science et au paranormal à l’heure des réseaux sociaux », Etude IFOP pour la fondation Reboot et la fondation Jean Jaurès, 11 janvier 2023.
[14] Le débat est une approche essentielle pour une formation à l’esprit critique, et cela est vrai que la personne « en formation » y participe directement elle-même ou qu’elle y assiste « simplement » comme un observateur extérieur pouvant ensuite poser les questions qu’elle désire aux divers participants.
[15] Sur cette approche essentielle, j’invite le lecteur à découvrir l’ouvrage « Croyez-en mon expérience ! Voyage dans les rouages de la pensée » de l’association A Seconde Vue, Emmanuel Sander et Mireille Betrancourt, éd. Book-e-Book 2023 ainsi que le MOOC « Exercer son esprit critique à l’ère informationnelle » de l’Université de Genève qui lui est associé.
[16] Henri Broch & Richard Monvoisin, « 50 ans de Zététique. Entretien », éd. Books on Demand 2023